1
L’histoire disait… mais que disait-elle ? Chacun comprenait l’allusion à Hélène Amérique et M. Plusgris, mais nul ne savait au juste comment s’étaient passées les choses. Leurs noms furent scellés parmi les joyaux éternels et scintillants des idylles. Parfois, on les comparait à Héloïse et Abélard, dont on avait retrouvé l’histoire dans une bibliothèque longtemps enfouie. À d’autres époques, on devait rapprocher leur vie de la légende étrange, merveilleuse et sombre du Brave-Capitaine Taliano et de Dame Dolorès Oh.
De tout cela, deux éléments se détachaient : leur amour et l’image des grandes voiles photoniques, ces ailes de métal qui, enfin, emportèrent les hommes jusqu’aux étoiles.
Vous parliez de lui et on savait qui elle était. Vous parliez d’elle et on le citait, lui. Il était le premier marin qui soit jamais revenu sur Terre et elle était la dame qui avait vogué à bord de l’Âme.
C’était une chance que l’on ait perdu leurs photos. Le héros romantique était un homme d’apparence très juvénile, mais malade et prématurément vieilli, quand leur idylle se noua. Quant à Hélène Amérique, c’était un phénomène, mais un joli phénomène : une fille brune, grave et solennelle, née dans un éclat de rire de l’humanité. Elle n’avait rien de l’héroïne grande et pleine d’assurance que campèrent plus tard les actrices.
Par contre, elle fut un merveilleux marin. Cela reste parfaitement exact. Et de tout son cœur, de toute son âme, elle aima M. Plusgris, témoignant d’une ferveur que les générations qui suivirent ne purent ni oublier ni surpasser. L’Histoire peut ternir l’éclat de leurs noms et de leur personne, mais elle ne peut qu’illuminer encore l’amour d’Hélène Amérique et de M. Plusgris.
Tous deux, il faut s’en souvenir, étaient marins.
2
C’était une enfant et elle jouait avec un mimominet. Elle en fit un poussin, s’en lassa et lui redonna de la fourrure. Quand elle eut étiré ses oreilles au maximum, le petit animal-jouet prit un aspect vraiment baroque. Une brise légère le renversa sur le côté, mais le mimominet se remit gentiment sur ses pattes et entreprit de brouter le tapis d’un air satisfait.
La petite fille frappa soudain dans ses mains et demanda : « Maman, qu’est-ce qu’un marin ?
— Il y avait des marins, chérie, il y a très longtemps. C’étaient des hommes courageux qui guidaient les navires jusqu’aux étoiles, les tout premiers navires qui emportaient des hommes loin de notre soleil Ils avaient de grandes voiles : Je ne sais comment cela fonctionnait mais, d’une certaine façon, la lumière les poussait, et il leur fallait le quart d’une vie pour faire seulement le voyage aller Les gens ne vivaient que cent soixante ans à cette époque, chérie, et il en fallait quarante pour effectuer le trajet Mais nous n’avons plus besoin de marins.
— Bien sûr que non, dit l’enfant On peut y aller directement Tu m’as emmenée sur Mars et jusqu’à Nouvelle-Terre aussi, n’est-ce pas, maman ? Et on peut aller n’importe où, rien qu’en un après-midi.
— C’est grâce au planoforme, chérie. Mais cela, c’était bien avant que les gens apprennent à planoformer. Et ils ne pouvaient pas voyager comme nous. Ils fabriquaient donc de grandes voiles, si grandes qu’ils ne pouvaient les construire sur Terre. Ils devaient les suspendre entre la Terre et Mars. Et, vois-tu, il s’est passé quelque chose de curieux… As-tu entendu parler du jour où le monde a gelé ?
— Non, maman. Que s’est-il passé ?
— Eh bien, il y a très longtemps, l’une de ces voiles s’est échappée. On a essayé de la rattraper parce que sa construction avait représenté un gros travail, mais elle était si grande qu’elle s’est interposée entre la Terre et le Soleil. Et il n’y avait plus de soleil mais la nuit, tout le temps. Et il a fait très froid sur Terre. Toutes les centrales nucléaires tournaient à plein régime et l’air prenait une drôle d’odeur. Les gens avaient peur, alors on a ôté la voile au bout de quelques jours. Et le soleil a reparu.
— Maman, est-ce qu’il y a eu des femmes marins ? »
Une étrange expression passa sur le visage de la mère.
« Oui, une. Tu entendras parler d’elle quand tu seras plus grande. Elle s’appelait Hélène Amérique et, à bord de l’A me, elle est allée jusqu’aux étoiles. Elle est la seule femme à l’avoir jamais fait Et c’est une histoire merveilleuse. »
Elle se tamponna les yeux à l’aide d’un mouchoir.
L’enfant demanda : « Maman, raconte-la-moi maintenant Quelle est cette histoire ? »
À cet instant, la mère répondit d’un ton ferme : « Chérie, il y a certaines choses que tu n’es pas assez grande pour connaître. Mais lorsque tu seras une grande fille, je te les dirai toutes »
C’était une honnête femme. Elle réfléchit un moment, puis ajouta : « À moins que tu ne les lises avant. »
3
Hélène Amérique devait laisser son nom dans l’Histoire mais, pour elle, cela commença très mal. Son nom même constituait un handicap.
Nul ne sut jamais qui était son père. Les services officiels s’entendirent pour ne pas insister à ce sujet.
Quant à sa mère, il n’y avait aucun doute sur elle. Il s’agissait de la célèbre féministe Mona Muggeridge, qui avait fait campagne cent fois pour la cause perdue d’une complète identité des deux sexes. Elle avait été féministe au-delà des limites, et lorsque Mona Muggeridge, la seule, l’unique Miss Muggeridge, annonça à la presse qu’elle attendait un bébé, la nouvelle fit sensation.
Elle alla plus loin. Elle proclama qu’aucune femme ne devait avoir plusieurs enfants du même homme, et que chacune était en droit de choisir des pères différents pour ses enfants, afin de diversifier et d’améliorer la descendance. Elle acheva cette déclaration en annonçant qu’elle, Miss Muggeridge, avait sélectionné le père idéal et que, fatalement, elle en aurait l’enfant idéal.
Blonde, osseuse et pompeuse, elle expliqua qu’elle désirait éviter l’absurdité du mariage et des noms de famille et que, par conséquent, l’enfant, si c’était un garçon, s’appellerait John Amérique et, si c’était une fille, Hélène Amérique.
Et ainsi la petite Hélène Amérique vint au monde pendant que les correspondants de presse attendaient devant la salle d’accouchement. Les écrans retransmirent l’image d’un beau bébé de trois kilos.
Ce n’était qu’un début. Mona Muggeridge était acharnée. Elle insista, même après que le bébé eut été photographié pour la millième fois, pour dire qu’il était le plus bel enfant jamais né. Elle cita toutes ses qualités. Elle manifestait la vanité idiote d’une mère comblée mais elle était persuadée qu’elle, la grande militante, venait de découvrir ce sentiment pour la première fois.
Hélène Amérique se révéla le merveilleux exemple d’un être humain à l’état brut triomphant de ses tortionnaires. Vers l’âge de quatre ans, elle parlait six langues et commençait à traduire quelques-uns des anciens textes martiens. À cinq ans, on l’envoya à l’école. Ses camarades composèrent aussitôt une chanson :
Hélène, Hélène,
Bête et vilaine,
Tu ne sais même pas
Qui est ton papa !
Hélène endura tout cela et ce fut peut-être par un hasard de l’hérédité qu’elle devint une petite personne replète, une petite brunette mortellement sérieuse. Prise par ses cours, poursuivie par la publicité, elle se fit méfiante et réservée quant à ses amitiés et resta désespérément solitaire.
Lorsque Hélène eut seize ans, sa mère connut une fin tragique. Mona Muggeridge convola avec un homme qu’elle prétendit être le mari idéal pour le mariage idéal que, jusqu’alors, l’humanité n’avait pas encore connu. Le mari idéal était un ouvrier besogneux. Il avait déjà une femme et quatre enfants. Il buvait de la bière et l’intérêt qu’il portait à Miss Muggeridge était le résultat d’une franche camaraderie et de la conscience aiguë de son compte en banque si maternel. Le yacht interplanétaire à bord duquel ils s’enfuirent viola les règlements du vol libre. La femme du jeune marié et ses enfants avaient alerté la police. Le résultat fut une collision avec une péniche-robot, qui ne laissa que des corps anonymes.
À seize ans, Hélène était déjà célèbre. À dix-sept, déjà oubliée et très seule.
4
C’était l’ère des marins. Les milliers de missiles de reconnaissance avaient récolté des photographies et des données, et commençaient à revenir des étoiles avec leur moisson. L’une après l’autre, les planètes rejoignaient le domaine de l’humanité. De nouveaux mondes avaient été découverts et les missiles rapportaient des photographies, des mesures de gravité, de couverture nuageuse, de composition chimique, et ainsi de suite. Sur les nombreux missiles qui revinrent, après deux ou trois cents ans de voyage, cinq ramenaient des rapports sur Nouvelle-Terre, une planète si semblable à la Terre qu’on pouvait la coloniser.
Les premiers marins étaient partis presque cent ans auparavant. Ils avaient commencé avec de petites voiles photoniques qui ne dépassaient pas quatre mille kilomètres carrés. Leurs dimensions augmentèrent graduellement. La technique du conditionnement adiabatique et le transport des passagers en caisson individuel réduisaient les dommages en vies humaines. Ce fut une grande nouvelle quand un homme regagna la Terre, un homme qui était né et avait vécu à la lumière d’une autre étoile. C’était un être qui avait connu un mois de souffrances et de privations. Il avait ramené quelques hommes en état d’hibernation dans leur caisson, guidant l’immense vaisseau que poussait la lumière et qui avait fait la traversée en quarante années de temps objectif.
L’humanité s’habitua à l’apparence de ce marin. Il évoquait un peu un ours quand il étendait son grand corps sur un lit ou sur le sol. Il y avait quelque chose de raide et de mécanique dans les mouvements de son cou. L’homme n’était ni jeune ni vieux. Il était resté éveillé et conscient pendant quarante ans grâce aux drogues qui rendaient possible un certain état permanent de veille. Les psychologues l’interrogèrent et il apparut clairement que ces quarante années lui avaient semblé ne durer qu’un mois. Il ne se proposa pas pour accomplir le voyage de retour car, à présent, il avait soixante ans. C’était un homme jeune, jeune dans ses espoirs et ses désirs, mais il avait consumé le quart d’une vie humaine en une seule douloureuse expérience.
À cette époque, Hélène Amérique entra à Cambridge. Le collège de Dame Jeanne était le meilleur du monde atlantique. Cambridge avait retrouvé ses traditions protohistoriques et les néo-Britanniques lui avaient ajouté cette subtile touche de génie qui rattachait leurs traditions à la plus lointaine antiquité.
Il était normal que le langage courant y soit le terrestre cosmopolite et non l’anglais archaïque, mais les étudiants étaient fiers de vivre dans une université reconstruite exactement selon l’image archéologique de ce qu’elle avait été pendant la période de ténèbres et de troubles de la Terre. Hélène avait une petite place dans cette Renaissance.
Les agences d’informations traquaient Hélène de la façon la plus cruelle. Elles relancèrent son nom et l’histoire de sa mère. Elle hésitait entre six professions et son dernier choix était d’être marin. Il advint qu’elle fut la première femme à remplir les conditions, surtout parce qu’elle était assez jeune et possédait les connaissances scientifiques nécessaires.
L’image d’Hélène et du marin figura sur les écrans avant qu’ils se soient rencontrés.
En fait, Hélène n’était rien de ce que l’on disait. Elle avait tant souffert durant son enfance de cet Hélène, Hélène, bête et vilaine ! qu’elle ne luttait plus que sur le plan professionnel, froidement. Elle haïssait, adorait et regrettait la mère qu’elle avait perdue et elle était si fortement résolue à ne pas lui ressembler qu’elle en devint la vivante antithèse.
Sa mère avait été blonde, grande, chevaline, le genre de femme qui est féministe parce qu’elle n’est pas très féminine. Hélène ne songeait pas à sa propre féminité. Elle ne se souciait que d’elle-même. Son visage, si elle avait été grasse, aurait pu être rond, mais il ne l’était pas. Cheveux noirs, yeux sombres, petite et maigre, elle était le portrait génétique de son père inconnu. Ses professeurs, souvent, avaient peur d’elle. C’était une fille tranquille et terne qui connaissait toujours son sujet.
Ses camarades s’étaient moqués d’elle pendant quelques semaines puis la plupart s’étaient groupés contre l’indécence de la presse. Lorsque parut une nouvelle assez ridicule concernant la défunte Mona, des rumeurs parvinrent à Dame Jeanne : « Protégez Hélène. Ils sont de nouveau après elle.
» Ne lui laissez pas voir les écrans. C’est notre meilleur élément dans le domaine des sciences non collatérales. Il ne faudrait pas que son moral en prenne un coup juste avant les examens… »
Ils la protégeaient et ce ne fut que par hasard qu’elle découvrit son visage sur un écran. À côté, il y avait le portrait d’un homme. Il ressemblait à un petit singe très vieux, pensa-t-elle. Puis elle lut : La fille idéale veut être marin. Le marin convolera-t-il avec la fille idéale ? Ses joues s’enflammèrent d’une rage et d’un embarras très anciens et sans espoir. Mais elle avait trop l’habitude d’être elle-même pour faire ce qu’elle n’aurait pas manqué de faire dans son adolescence : haïr cet homme. Elle comprenait que ce n’était pas non plus sa faute. Ce n’était même pas la faute des agences d’informations. Simplement, il lui suffisait d’être elle-même, à condition de découvrir ce que cela signifiait.
5
Leur premier rendez-vous eut des allures de cauchemar. Une agence d’informations avertit Hélène qu’une semaine de vacances lui était offerte à La Nouvelle-Madrid.
En compagnie du marin des étoiles.
Hélène refusa.
Puis il refusa, lui aussi, et un peu trop vivement au goût de la jeune fille. Elle ressentit de la curiosité à son égard.
Deux semaines passèrent et, dans le bureau de l’agence d’informations, un employé amena deux feuilles au directeur.
Il s’agissait des demandes destinées à obtenir les plus luxueux logements de La Nouvelle-Madrid pour Hélène Amérique et Monsieur Plusgris,
Le trésorier déclara : « Ils ont été enregistrés comme cadeaux par l’Instrumentalité, monsieur Faut-il les annuler ? »
Le directeur des informations avait son compte de nouvelles pour la journée et il se sentait humain. Impulsivement, il ordonna au trésorier : « Redonnez-leur ces tickets. Pas de publicité. On ne s’en occupe pas. S’ils n’en veulent pas, ils n’ont pas besoin de les prendre. Laissez-leur le choix, c’est tout. Allez. »
Les tickets revinrent à Hélène. Elle venait de réaliser le plus haut quotient jamais enregistré à l’université et avait besoin de repos. Lorsque la femme de l’agence lui tendit la feuille, elle demanda : « Est-ce un piège ? »
La femme lui assura que non et elle demanda alors : « Est-ce que cet homme va venir ? »
Elle ne pouvait dire « le marin ». Cela ressemblait trop à la façon dont les gens parlaient d’elle. Et, honnêtement, elle ne se rappelait pas son autre nom en cet instant.
La femme ignorait s’il viendrait.
« Faudra-t-il que je le rencontre ? demanda Hélène.
— Non, dit la femme. Il s’agit d’un cadeau sans condition. »
Hélène eut un rire presque sinistre. « Très bien. Je l’accepte et je vous remercie. Mais un seul photographe… rappelez-vous, un seul… et je m’en vais. Je pourrai même m’en aller sans aucune raison. D’accord ? »
C’était d’accord.
Quatre jours après, Hélène se retrouva dans l’univers de plaisir de La Nouvelle-Madrid et un maître de cérémonie lui présenta un étrange et fascinant vieil homme aux cheveux noirs.
« Hélène Amérique, étudiante en sciences… M. Plusgris, marin des étoiles. »
Il les regarda d’un air malicieux et eut un sourire aimable et avisé. Puis il ajouta la phrase vide de sens propre à sa profession : « J’ai eu cet honneur et me retire. »
Ils restèrent seuls tous deux, à proximité de la salle à manger. Le marin lui jeta un regard acéré et demanda : « Qui êtes-vous ? Êtes-vous quelqu’un que je connais ? Devrais-je me souvenir de vous ? Il y a trop de monde sur Terre. Que faisons-nous maintenant ? Que sommes-nous censés faire ? Aimeriez-vous vous asseoir ? »
À toutes ces questions, Hélène ne répondit que par « oui » et elle n’imagina jamais que ce « oui » unique serait prononcé par des centaines de grandes actrices, chacune à sa façon, durant les siècles à venir.
Ils s’assirent.
Comment le reste s’ensuivit, nul ne le sut jamais vraiment.
Elle avait dû le calmer, presque comme s’il était un blessé dans la Maison de Guérison. Elle lui expliquait les plats et, quand il ne pouvait choisir, elle donnait à sa place les sélections destinées au robot. Assez gentiment, elle lui apprit les usages quand il oubliait de manger comme tout un chacun, de se lever pour déplier sa serviette, par exemple, ou de déposer les restes dans le plateau solvant et l’argenterie dans le transfert.
À la fin, il se détendit et ne parut plus aussi âgé.
Oubliant un instant les milliers de fois où on lui avait posé des questions idiotes, elle demanda : « Pourquoi êtes-vous devenu marin ? »
Il la regarda, les yeux agrandis en une question muette, comme si elle venait de lui parler dans une langue inconnue et espérait une réponse malgré tout. Finalement, il murmura : « Est-ce que vous… vous aussi… vous voulez dire que… que je n’aurais pas dû ? »
Elle mit la main sur sa bouche en un geste de confusion. « Non, non. Voyez-vous, moi aussi je veux être marin. »
Il la regarda, ses yeux vieux et jeunes grands ouverts. Il ne la fixait pas mais semblait seulement essayer de comprendre ses paroles. Elle ne cherchait pas à fuir son regard, pour étrange qu’il soit. De nouveau, elle pouvait détailler les traits inexprimablement différents de cet homme qui avait guidé d’énormes voiles photoniques dans le noir vide et aveugle, entre les éclats fixes des étoiles.
Il était aussi jeune qu’un enfant. Ses cheveux, qui lui valaient son nom, étaient d’un noir brillant. Il devait garder sa barbe rasée en permanence car sa peau était bien entretenue, d’aspect agréable, mais avec les stigmates du temps. Pas un poil n’apparaissait. Cette peau avait vieilli sans expérience. Les muscles, âgés, ne révélaient cependant pas comment l’être avait vieilli.
Tandis que sa mère fréquentait un fanatique après l’autre, Hélène était devenue une observatrice attentive des gens. Elle savait que ceux-ci portent leur biographie secrète inscrite dans les muscles de leur visage et qu’un étranger croisé dans la rue livre (qu’il le veuille ou non) toute son intimité. En regardant avec assez d’attention et sous un bon éclairage, on peut savoir si la peur, l’espoir ou la joie ont marqué les heures de ses jours, deviner les origines et la nature de ses plaisirs sensuels les plus cachés, saisir les reflets faibles mais persistants des autres personnes qui, à leur tour, ont laissé sur lui l’empreinte de leur personnalité.
Tout cela était absent de M. Plusgris.
Il avait l’âge sans en arborer les stigmates. Il avait grandi sans les traces normales de la croissance, avait vécu sans vivre, à une époque et en un univers où les êtres demeuraient jeunes tout en vivant trop.
Jamais Hélène n’avait rencontré une personne en aussi nette opposition avec sa mère. Avec une appréhension douloureuse, elle réalisa que cet homme tiendrait une grande place dans sa vie future, qu’elle le veuille ou non. Elle découvrait en lui un jeune célibataire prématurément vieilli, un homme dont l’amour s’était porté vers le vide et l’horreur et non vers les joies et les peines tangibles de la vie humaine. Pour maîtresse, il avait eu l’espace entier, et l’espace l’avait profondément usé. Encore jeune, il était vieux ; déjà vieux, il était jeune.
Cela composait quelque chose qu’elle n’avait jamais rencontré auparavant et elle soupçonnait que personne d’autre ne l’avait rencontré non plus. Il avait, au début de sa vie, le chagrin, la compassion et la sagesse que la plupart des gens ne trouvent qu’à la fin.
Ce fut lui qui rompit le silence. « Vous avez dit, n’est-ce pas, que vous vouliez devenir vous-même marin ? »
Hélène trouva enfantine et stupide la réponse qu’elle fit : « Je suis la première femme qui ait jamais eu les qualités scientifiques tout en étant assez jeune pour réussir les tests physiques…
— Vous devez être une fille assez inhabituelle », dit-il gentiment. Hélène réalisa alors, avec un tressaillement, un espoir véritable et doux-amer, que ce vieux jeune homme des étoiles n’avait jamais entendu parler de l’« enfant idéale » qui avait été accueillie par des rires à sa naissance, de la fille qui avait eu l’Amérique pour père, qui était célèbre et étrange et si terriblement seule qu’elle ne pouvait même imaginer ce qu’était une vie ordinaire, heureuse, décente ou simple.
Mais elle se contenta de déclarer : « Il ne sert à rien de dire que l’on est inhabituel. Je suis lasse de la Terre et, puisqu’il ne m’est pas nécessaire de mourir pour la quitter, je pense que j’aimerais voguer jusqu’aux étoiles. J’ai moins à perdre que vous pourriez le croire… » Sur le point de lui parler de Mona Muggeridge, elle s’arrêta à temps.
Les yeux gris pleins de sympathie se posèrent sur elle et, en cet instant, c’était lui et non plus elle qui avait le plein contrôle de la situation. Elle détailla les yeux eux-mêmes. Pendant quarante ans, ils étaient restés ouverts sur les ténèbres de l’obscure petite cabine. Sur ses rétines fatiguées, le faible éclat des cadrans avait été un éblouissant soleil et, de temps en temps, il avait contemplé le néant noir pour y voir persister leur image, tandis que les kilomètres de course aspiraient le souffle même de la lumière pour le pousser, avec sa cargaison humaine gelée, à des vitesses presque démesurées au sein d’un océan de silence. Pourtant, ce qu’il avait fait, elle voulait le faire.
L’éclat de ses yeux gris s’accompagnait du sourire de ses lèvres. Dans ce visage vieux et jeune, à la fois masculin de structure et féminin de texture, ce sourire recelait une tendresse extraordinaire. De façon assez singulière, elle avait plutôt envie de pleurer tandis qu’il la regardait avec ce sourire si particulier. Était-ce là ce que l’on apprenait entre les étoiles ? Se soucier réellement des autres et venir jusqu’à eux pour les aimer et non les dévorer ?
D’une voix mesurée, il dit : « Je vous crois. Vous êtes la première personne que je crois. Tous les autres m’ont dit eux aussi qu’ils voulaient être marins, même lorsqu’ils me regardaient. Ils ignorent ce que cela signifie, mais ils le disent pourtant et je les ai détestés pour cela. Vous, par contre… peut-être voguerez-vous jusqu’aux étoiles, mais je ne vous le souhaite pas. »
Comme s’il s’éveillait d’un rêve, il regarda tout autour de lui la salle luxueuse, les serviteurs-robots dorés sur tranche qui se tenaient à proximité, élégants et désinvoltes. Ils avaient été conçus pour être toujours présents sans paraître gêner. C’était un effet esthétique, difficile à obtenir, mais le modéliste y était parvenu.
Le reste de la soirée se poursuivit à la manière inévitable d’un bon morceau de musique. Il l’accompagna jusqu’à la plage pour toujours déserte que les architectes de La Nouvelle-Madrid avaient construite à côté de l’hôtel. Ils bavardèrent un peu, se regardèrent et firent l’amour avec une assurance qui leur semblait extérieure à eux-mêmes. Il était très tendre et ne réalisa pas que, dans cette société génitalement sophistiquée, il était le premier amant qu’elle ait jamais eu et désiré. (Comment la fille de Mona Muggeridge pouvait-elle désirer un amant, un époux ou un enfant ?)
L’après-midi suivant, usant de la liberté de son époque, elle lui demanda de l’épouser. Ils étaient revenus à la plage privée qui, par le miracle d’ajustements microclimatologiques extrêmement précis, jouissait d’un après-midi polynésien au cœur de ce plateau glacé de l’Espagne centrale.
Elle lui posa elle-même la question, lui demanda de l’épouser, et il refusa, aussi tendrement, aussi gentiment qu’un enfant de soixante ans peut refuser une fille de dix-huit ans. Elle n’insista pas et ils poursuivirent leur idylle.
Ils s’assirent dans le sable artificiel et plongèrent leurs pieds dans l’eau de l’océan qui avait été réchauffée par l’intervention de l’homme. Puis ils s’allongèrent sur une dune de sable artificiel qui leur cachait La Nouvelle-Madrid.
« Dis-moi, dit Hélène, puis-je te redemander pourquoi tu es devenu marin ?
— Ce n’est pas si facile de répondre. Peut-être pour l’aventure, au moins en partie. Et puis je voulais voir la Terre. Je ne pouvais m’offrir le voyage en caisson. Maintenant… eh bien, j’ai assez d’argent pour le restant de ma vie. Je peux retourner sur Nouvelle-Terre comme passager en un mois de vie au lieu de quarante ans. Je peux être gelé en un clin d’œil, placé dans un caisson adiabatique, prendre le premier navire en partance et me réveiller chez moi pendant qu’un autre idiot aura assuré la navigation. »
Hélène hocha la tête. Elle n’osa pas lui dire qu’elle savait déjà tout cela.
« Là-bas, quand tu naviguais entre les étoiles… Peux-tu… peux-tu me dire comment c’était ? »
Son visage devint pensif et sa voix, quand il parla, venait d’une distance immense. « Il y a des moments… des semaines, peut-être… on ne sait jamais sur un navire… où il semble que cela en vaut la peine. Tu sens… tes nerfs se tendre jusqu’à toucher les étoiles. Tu te sens énorme. » Il parut revenir vers elle. « Bien sûr, c’est banal à dire, mais tu n’es plus pareil. Je ne veux pas seulement parler du physique, mais tu te trouves… ou bien tu te perds. C’est pourquoi, ajouta-t-il en désignant La Nouvelle-Madrid invisible derrière la dune, je ne peux supporter tout ça, Nouvelle-Terre… eh bien, c’est ce que la Terre a dû être dans le temps, je crois. Là-bas, il y a quelque chose de pur. Ici…
— Je sais », dit Hélène Amérique. Et elle savait. L’atmosphère un peu décadente, un peu corrompue et trop douce de la Terre devait faire l’effet d’un étouffoir sur un homme venu des étoiles.
« Là-bas, dit-il, tu ne me croiras pas, mais parfois l’océan est trop froid pour que l’on puisse y nager. Nous avons de la musique qui n’a pas été composée par des machines et des plaisirs qui sont en nos corps sans que nous devions les y installer. Il faut que je retourne sur Nouvelle-Terre. »
Pendant un instant, Hélène ne prononça pas un mot, ne cherchant qu’à chasser le chagrin de son cœur. « Je… je…
— Je sais ! dit-il presque férocement en se tournant vers elle. Mais je ne puis t’emmener ! Tu es trop jeune. Tu dois vivre ta vie et j’ai gaspillé un quart de la mienne. Non, ce n’est pas vrai. Je ne l’ai pas vraiment gaspillée. Je n’agirais pas autrement parce que cela m’a donné quelque chose, là, en moi, que je n’avais jamais eu auparavant. Et cela t’a donnée à moi.
— Mais, si…
— Non. Ne gâche pas ce moment. La semaine prochaine, j’attendrai déjà, congelé dans mon caisson, le passage du premier navire. Je ne puis en supporter davantage et je risquerais de faiblir. Ce serait une terrible erreur. Nous avons eu ces instants ensemble et il nous reste toute notre vie pour nous en souvenir. Ne pense à rien d’autre. Il n’y a rien d’autre. Rien que nous puissions faire. »
Pas plus en cet instant que par la suite, Hélène ne lui parla de l’enfant qu’elle s’était pris à espérer et que, maintenant, ils n’auraient jamais. Elle aurait pu se l’attacher avec cela, car c’était un homme d’honneur et il l’aurait épousée si elle le lui avait dit. Mais Hélène, bien que jeune encore, voulait qu’il vienne à elle de son plein gré. Alors, l’enfant aurait ajouté sa bénédiction à leur mariage.
Il y avait aussi l’autre solution, bien sûr. Elle pouvait avoir son enfant sans révéler le nom du père. Mais elle n’était pas Mona Muggeridge. Elle connaissait trop bien la terreur et la solitude que lui avait values le fait d’être Hélène Amérique pour se rendre responsable d’un tel acte. Et, pour ce qu’elle projetait, un enfant n’avait pas sa place. Aussi, quand s’acheva leur séjour à La Nouvelle-Madrid, le laissa-t-elle lui dire adieu. Sans un mot, sans une larme, elle le quitta. Puis elle gagna une cité arctique, une ville de plaisirs où l’on connaissait bien ce genre de situation et, dans la honte, dans l’angoisse, et avec un vif regret, elle fit appel à un service médical confidentiel qui élimina l’enfant encore à naître. Enfin elle regagna Cambridge et confirma qu’elle postulait le titre de première femme pour les étoiles.
6
Le Seigneur de l’Instrumentalité qui la présidait à cette époque était un homme nommé Waite. Waite n’était pas méchant, mais il n’avait guère de tendresse ni d’admiration pour l’esprit aventureux des jeunes gens. Son adjoint lui demanda : « Cette fille veut partir pour Nouvelle-Terre. Allez-vous l’y autoriser ?
— Pourquoi pas ? dit Waite. Il s’agit d’une personne comme une autre. Si elle échoue, nous ne le saurons que dans quatre-vingts ans, quand reviendra le navire. Si elle réussit, cela réduira au silence certaines femmes qui ne cessent de se plaindre. » Le Seigneur se pencha sur son bureau. « Néanmoins, si elle possède les capacités requises, et si elle part, ne lui confiez aucun forçat comme cargaison. Ils ont trop de valeur en tant que pionniers pour que nous risquions de les perdre à l’occasion d’un voyage aussi ridicule. Tentez le pari, mais donnez-lui des fanatiques religieux. On en a bien assez. N’en avez-vous pas vingt ou trente mille en attente ?
— Oui, monsieur, vingt-six mille deux cents. Sans compter les derniers.
— Très bien, dit le Seigneur de l’Instrumentalité. Confiez-lui tout le lot et donnez-lui ce nouveau navire. L’avons-nous baptisé ?
— Non, monsieur.
— Trouvez-lui un nom. »
L’adjoint resta interloqué.
Un sourire méprisant se dessina sur le visage de son chef. « Très bien, dit-il. Dans ce cas, appelez-le l’Âme… Et laissez l’Âme s’envoler vers les étoiles. Et qu’Hélène Amérique devienne un ange si elle le désire. Pauvre fille, elle n’a guère à attendre de la vie sur Terre, avec sa naissance et son éducation. Et il ne servirait à rien d’essayer de la réformer, de modifier sa personnalité si riche, si vivante. Cela ne donnerait rien de bon. Nous ne pouvons la punir d’être elle-même. Laissons-la partir. Laissons-la faire ce qu’elle veut. »
Waite s’assit, regarda son adjoint et répéta fermement : « Laissons-la faire ce qu’elle veut… mais seulement si elle possède les qualités requises. »
7
Hélène Amérique les possédait.
Les docteurs et les experts essayèrent de la dissuader.
Un technicien déclara : « Ne comprenez-vous pas ce que cela signifie ? Vous perdrez quarante années de vie en un mois. Vous partez jeune fille. Vous arriverez âgée de soixante ans. Il y aura une cargaison humaine de près de trente mille caissons remorqués par seize câbles derrière vous, et vous devrez vivre dans la cabine de contrôle. Nous vous donnerons tous les robots dont vous pourriez avoir besoin, peut-être une douzaine. Vous aurez une grande voile, une voile de misaine, et il vous faudra veiller sur les deux.
— Je sais. J’ai lu le manuel, dit Hélène Amérique. Et le navire est poussé par la lumière, et si les infrarouges irradient la voile, j’avance. En cas d’interférences radio, je replie les voiles. Et si les voiles sont détruites, j’attends ma vie entière. »
Le technicien parut quelque peu vexé. « Il est inutile d’en faire un drame. Si vous voulez vous tuer, vous pouvez le faire sans tuer en même temps trente mille autres personnes ou perdre un navire entier. Vous pouvez vous noyer ici, ou sauter dans un volcan, ou simuler un accident. Le drame, ce n’est pas ce qui est difficile. Le plus difficile, c’est de lutter. Lorsqu’il faut continuer sans cesse, même contre tout espoir.
» Maintenant, voici comment fonctionne la voile avant. Cette voile aura quarante mille kilomètres dans sa plus grande largeur. Elle se termine en pointe et sa longueur totale est légèrement inférieure à cent soixante mille kilomètres. Elle est repliée ou déployée par de petits servo-robots. Ceux-ci sont contrôlés par radio. Vous devrez veiller à ménager cette radio car les batteries doivent durer quarante ans. Elles ont pour rôle de vous garder en vie.
— Oui, monsieur, dit Hélène Amérique d’un ton très humble.
— Il faut vous rappeler en quoi consiste votre travail. Vous partez par simple mesure d’économie, parce qu’un marin pèse beaucoup moins qu’une machine. Il n’existe encore aucun ordinateur total qui pèse moins que vous. Vous partez simplement parce que l’on peut vous sacrifier. Quiconque part pour les étoiles a une chance sur trois de ne jamais arriver. Vous ne partez pas parce que vous représentez une élite, mais parce que vous êtes jeune, dotée des capacités intellectuelles requises et que vous avez les nerfs solides. Vous comprenez ?
— Oui, monsieur.
— Pas de questions ?
— Non, monsieur.
— J’ajoute que vous partez parce que votre voyage durera quarante années. Si on envoyait des appareils automatiques pour manœuvrer les voiles, il se pourrait qu’ils y parviennent. Mais il leur faudrait cent, cent vingt ans, ou plus. Pendant ce laps de temps, le contenu des caissons adiabatiques se gâterait, la plus grande partie de la cargaison humaine ne pourrait être ranimée et la perte de chaleur suffirait à détruire toute l’expédition. Aussi souvenez-vous que le drame et les ennuis que vous allez affronter ne sont que du travail, en grande partie. Du travail, et c’est tout. Voilà surtout ce que vous aurez à faire. »
Hélène eut un sourire. C’était une petite femme aux cheveux sombres, aux yeux bruns avec des sourcils très prononcés, mais lorsqu’elle souriait elle redevenait presque une enfant, et une enfant plutôt jolie. Elle dit : « Je dois travailler. Je comprends, monsieur. »
8
Sur le terrain d’essai, la mise au point se déroula sans hâte. Par deux fois, les techniciens conseillèrent à Hélène de prendre des vacances avant l’entraînement final. Elle refusa. Elle voulait continuer. Elle pensait qu’ils savaient qu’elle voulait quitter la Terre pour toujours, qu’ils savaient qu’elle n’était pas seulement la fille de sa mère. Tant bien que mal, elle s’efforçait d’être elle-même. Elle savait que le monde ne le croyait pas, mais elle se souciait peu du monde.
La troisième fois qu’on lui suggéra de prendre un congé, ce fut une véritable mise en demeure. Elle passa deux mois lugubres qu’un séjour final sur les belles Hespérides, ces îles surgies après que le poids des Terraports eut provoqué la formation d’un nouvel archipel sous les Bermudes, racheta un peu.
Elle revint en pleine forme, prête pour le départ.
L’officier-médecin fut assez brutal. « Savez-vous vraiment ce que nous allons vous faire ? Nous allons vous obliger à vivre quarante années de votre vie durant ce que vous croirez être un seul mois. »
Elle acquiesça, blême. Il poursuivit : « Pour vous faire passer ainsi ces quarante années, il va nous falloir ralentir vos fonctions vitales. Après tout, le seul fait de respirer quarante années d’air en un mois implique un rapport de cinq cents contre un. Les poumons n’y résisteraient pas. Votre corps doit contenir de l’eau. Il doit se nourrir. La plus grande partie de votre alimentation sera constituée de protéines. Nous y ajouterons un hydratant. Vous aurez également besoin de vitamines.
» Bon, nous allons ralentir votre cerveau de façon suffisante pour qu’il travaille selon ce rapport de cinq cents contre un. Nous ne voulons pas que vous soyez incapable de travailler. Quelqu’un doit s’occuper des voiles.
» Donc, si vous hésitez, si vous commencez à réfléchir, une pensée ou deux vous prendront plusieurs semaines. Pendant ce temps, votre corps devra également être ralenti. Mais nous ne pouvons ralentir les diverses parties selon le même rapport. L’eau, par exemple, sera ramenée de quatre-vingts à un environ, la nourriture de trois cents à un.
» Vous n’aurez pas le temps de boire assez d’eau pour quarante années. Nous la ferons circuler. Elle sera récupérée, purifiée et réinjectée dans votre système, à moins que vous ne brisiez les circuits d’injection.
» Ce qui vous attend donc, c’est un mois d’éveil total sur une table d’opération où vous serez opérée sans anesthésie, tout en accomplissant l’une des tâches les plus dures qui ait jamais été confiée à l’homme.
» Vous devrez procéder à des observations, surveiller les caissons des passagers et la cargaison derrière vous. Vous devrez manœuvrer les voiles. S’il y a encore quelqu’un là où vous allez, on viendra vous accueillir. En fait, c’est ainsi la plupart du temps. Je ne puis vous assurer que vous emmènerez le vaisseau à bon port ; et si personne ne vient à votre rencontre, vous devrez vous mettre en orbite au-delà de la plus lointaine planète, et vous laisser mourir ou bien essayer de vous en tirer. Vous ne parviendriez pas à poser seule trente mille personnes sur une planète.
» En attendant, vous avez du pain sur la planche. Nous allons placer des commandes dans votre corps. Nous commencerons par mettre des valves aux artères de votre poitrine. Puis nous vous poserons un cathéter. Nous allons pratiquer une colostomie artificielle juste ici, sur vos hanches. L’absorption d’eau a une certaine importance psychologique et nous vous laisserons en boire un cinq centième. Le reste sera injecté directement dans votre sang. Un dixième de votre nourriture sera également absorbé de cette façon. Vous comprenez ?
— Vous voulez dire, dit Hélène, que je mangerai un dixième de nourriture et que le reste me sera administré par voie intraveineuse ?
— C’est exact, dit le technicien médical. Nous allons vous l’injecter. Les concentrés sont ici. Les reconstituants là. Ces tuyaux ont une double connexion. L’une est reliée à l’appareil de conditionnement, qui va devenir le support logistique de votre corps. Et ces tuyaux sont le cordon ombilical de l’être humain isolé entre les étoiles. Ils sont votre vie. S’ils venaient à se briser, ou si vous tombiez, vous pourriez perdre conscience pendant un an ou deux. Si cela se produisait, le système local prendrait alors le relais. C’est l’appareil que vous aurez dans le dos. Sur Terre, il pèse autant que vous. Vous avez déjà manipulé le modèle courant et vous savez qu’il est très facile de s’en servir dans l’espace. Cela vous maintiendrait en vie pendant une période subjective de deux heures environ. Nul n’a jamais conçu d’horloge basée sur l’esprit humain ; aussi, au lieu de vous donner une horloge, nous allons vous munir d’un odomètre fixé sur votre pouls et gradué. Si vous le regardez et comptez en milliers de pulsations cardiaques, vous pourrez en retirer quelque information.
» J’ignore quel genre d’information, mais cela pourrait peut-être se révéler utile. » Il lui jeta un regard incisif, puis revint à ses instruments et choisit une aiguille brillante qui comportait un disque à l’une de ses extrémités.
« Maintenant, voyons ceci. Nous devons parvenir droit dans votre esprit. Il s’agit aussi d’une opération chimique. »
Hélène l’interrompit. « Vous avez dit que vous n’auriez pas à m’opérer au cerveau.
— Simplement l’aiguille. C’est la seule façon dont nous puissions parvenir jusqu’à votre esprit. Le ralentir pour qu’il travaille subjectivement selon un taux qui fera s’écouler quarante années comme si elles duraient un mois. » Il eut un sourire sinistre qui s’adoucit presque aussitôt tandis qu’il évaluait son obstination courageuse, sa détermination enfantine, admirable et pitoyable.
« Je n’ai pas à discuter, dit-elle. Tout ceci paraît aussi désagréable… et aussi agréable… qu’un mariage. L’espace sera mon mari. » Il lui vint à l’esprit l’image du marin, mais elle n’en dit rien.
Le technicien reprit : « Nous avons déjà induit des éléments psychotiques. Ne vous attendez pas à rester saine d’esprit. Ne vous en souciez même pas. Vous devrez être folle pour manœuvrer les voiles et survivre totalement seule, ne serait-ce que pendant un mois. L’ennui, c’est que, durant ce mois, vous saurez que quarante années s’écoulent en réalité. Vous n’aurez pas de miroir, mais vous trouverez sans doute des surfaces brillantes où vous regarder.
» Vous n’aurez pas si bonne mine. Vous allez vous voir vieillir, à chaque regard. J’ignore ce que peut représenter un tel problème. C’est déjà bien assez dur pour les hommes.
» La question du système pileux devrait vous poser moins de problèmes. Pour les précédents marins, nous avons dû tout simplement tuer les racines des poils. Autrement, ils se seraient étouffés dans leur barbe. De plus, la croissance des poils sur le visage gaspillerait une quantité appréciable de nourriture. Je pense que nous allons provoquer chez vous une inhibition de la croissance des cheveux. Vous verrez bien, plus tard, s’ils repoussent de la même couleur. Avez-vous déjà rencontré ce marin qui est venu sur Terre ? »
Le docteur savait qu’elle l’avait rencontré. Il ignorait que c’était à cause du marin des étoiles qu’elle partait. Elle parvint à demeurer impassible et souriante. « Vos techniciens lui ont implanté un nouveau cuir chevelu. Ses cheveux sont ressortis noirs et c’est ce qui lui a valu son surnom de Plusgris.
— Si vous êtes prête mardi prochain, nous le serons aussi. Pensez-vous y parvenir, Dame ? »
Hélène ressentit une drôle d’impression en entendant cet homme l’appeler « Dame ». Mais elle comprit que c’était par respect pour sa profession et non uniquement pour elle.
« Mardi, cela ira. » Elle se sentit heureuse de ce qu’il soit assez vieux jeu pour connaître les anciens noms des jours de la semaine et les utiliser. Cela signifiait qu’il n’avait pas seulement appris les matières de l’Université, mais qu’il avait aussi retenu les détails élégants et superficiels.
9
Deux semaines représentaient vingt et un ans selon les chronomètres de la cabine. Pour la cent millionième fois, Hélène se tourna pour observer les voiles.
Elle ressentit un élancement douloureux dans le dos.
Elle percevait le ronflement de son cœur, une vibration rapide selon sa perception du temps. Elle pouvait regarder le cadran à son poignet et voir les aiguilles qui indiquaient lentement des dizaines de milliers de pulsations.
Elle entendait le sifflement de l’air dans sa gorge tandis que ses poumons semblaient frissonner.
Et elle éprouvait la douleur lancinante du tube nourricier qui amenait une immense quantité d’eau droit dans sa gorge.
Il lui semblait qu’on avait allumé un feu dans son ventre. Le tube d’évacuation fonctionnait automatiquement, mais la brûlait comme un charbon ardent. Le cathéter qui reliait sa vessie à un autre tube l’élançait aussi cruellement qu’une aiguille portée au rouge. Elle avait mal à la tête et sa vision se troublait.
Mais elle pouvait toujours apercevoir les instruments et surveiller les voiles. De temps à autre, elle jetait un regard léger comme une trace de poussière sur le réseau immense d’humains et de marchandises qui s’étendait sous les voiles.
Elle ne pouvait s’asseoir. Cela lui faisait trop mal.
La seule façon dont elle pouvait se reposer était de s’appuyer contre le tableau de bord, les côtes contre le métal, son front fatigué posé sur les cadrans.
Elle s’y appuya ainsi une fois et se rendit compte que deux mois et demi s’étaient écoulés quand elle se redressa. Elle savait que le fait de se reposer n’avait aucun effet et elle apercevait son image mouvante, reflet déformé de son visage qui vieillissait sur la surface de verre du cadran marqué Poids apparent. Elle regarda ses bras. Sa vision devenait floue mais elle nota le rétrécissement de la peau, son relâchement, puis son rétrécissement de nouveau sous l’influence de la température.
Une fois de plus, elle observa les voiles et décida de ramener celle de l’avant. Péniblement, elle attira jusqu’à elle un servo-robot, trouva la commande et la déclencha pour une semaine environ. Elle attendait, dans le bourdonnement de son cœur et le sifflement de l’air dans sa gorge. Finalement, elle vérifia si elle avait bien poussé la commande qu’il fallait, recommença, et rien ne se produisit.
Elle appuya une troisième fois. Il n’y eut aucune réaction.
Elle alla jusqu’au panneau principal, relut les indications, vérifia la direction de la lumière et décela une certaine pression en infrarouge dont elle aurait pu profiter. Très graduellement, les voiles avaient presque atteint la vitesse de la lumière. Le navire allait plus vite lorsqu’il existait un côté obscur. Derrière, les caissons scellés dans le temps et l’éternité voguaient docilement dans une pesanteur presque nulle.
Ses calculs étaient justes.
Seule la voile ne fonctionnait pas.
Elle alla jusqu’au panneau d’alerte et appuya. En vain.
Elle envoya un robot-réparateur afin qu’il procède à des réfections rapides. Elle tournait les fiches aussi vite que possible afin de lui transmettre ses instructions. Le robot partit et revint un instant (trois jours) plus tard. Son panneau proclamait : Ne répond pas.
Elle en envoya un autre. Il n’obtint pas plus de résultat.
Elle en envoya un troisième, le dernier. Trois mots clignotèrent : Ne répond pas : Elle disposa les servo-robots de l’autre côté des voiles et tira.
La voile n’était toujours pas orientée correctement.
Elle demeura effondrée, perdue dans l’espace, et pria. « Je ne prie pas pour moi, Seigneur. Je fuis une existence que je refusais. Mais, pour les âmes de ce navire, pour les pauvres fous que j’emmène, ces pauvres fous assez courageux pour vouloir adorer la divinité qu’ils veulent et qui ont besoin de la lueur d’un autre soleil, je vous le demande, Seigneur : aidez-moi. » Elle espérait prier avec assez de ferveur pour obtenir une réponse.
Aucun signe ne lui parvint. Elle resta seule et effrayée.
Il n’y avait nul soleil. Il n’y avait que la minuscule cabine et elle-même, plus seule qu’aucune autre femme ne l’avait jamais été auparavant. Elle percevait la tension et le relâchement de ses muscles au long des jours alors que son esprit n’y voyait que des minutes. Elle se pencha en avant, luttant pour ne pas s’assoupir. Finalement, elle se rappela qu’un des efficients techniciens avait inclus une arme à bord du navire.
Elle ignorait quelle pouvait en être l’utilité.
L’arme, qu’on pouvait pointer, portait à 300 000 kilomètres. La cible pouvait être sélectionnée automatiquement.
Elle s’agenouilla, traînant avec elle le tube abdominal, le tuyau nourricier, les cathéters, et les câbles de son casque, tous reliés au panneau. Elle rampa à la recherche des servo-robots et ramena un manuel. Elle découvrit enfin la fréquence de contrôle des armes, monta l’engin et alla jusqu’à la baie.
Au dernier moment elle pensa : « Peut-être ces idiots vont-ils m’obliger à détruire la baie ? Ils auraient dû prévoir la possibilité de tirer sans avoir à rien briser. C’est comme cela qu’ils auraient dû faire. »
Elle y réfléchit pendant une semaine ou deux.
Juste avant de tirer, elle se retourna. Là, près d’elle, il y avait son marin des étoiles, M. Plusgris. Il lui dit : « Cela ne marchera jamais. »
Il semblait en pleine forme, comme à La Nouvelle-Madrid. Il n’avait aucun tuyau, ne tremblait pas, et elle pouvait percevoir le mouvement de sa poitrine qui s’élevait et s’abaissait normalement tandis qu’il respirait, chaque heure à peu près. Une partie de son esprit savait qu’il n’était qu’une hallucination. L’autre le croyait bien réel. Elle était folle et très heureuse de l’être en cet instant. Elle se laissa donc guider par son hallucination. Elle modifia le réglage de l’arme afin de tirer à travers le mur de la cabine et envoya une faible charge en direction du mécanisme réparateur, de l’autre côté de la voile déformée et paralysée.
Cette faible charge réalisa le miracle. La panne avait dépassé toute prévision technologique. L’arme venait d’en détruire la cause qui resterait à jamais inconnue. Les servo-robots pouvaient à présent se mettre au travail, pareils à une tribu de fourmis en folie. Ils s’élancèrent, munis de défenses contre les dangers mineurs du vide, et s’activèrent fébrilement.
Avec un sentiment presque religieux, Hélène perçut le vent des étoiles dans les voiles immenses qui se remettaient en position. Elle eut une sensation fugitive de pesanteur. L’Âme retrouvait son cap.
10
» C’est une femme, dirent-ils sur Nouvelle-Terre. C’est une femme. Elle devait avoir dix-huit ans à son départ. »
M. Plusgris ne voulut pas le croire.
Mais il se rendit à l’hôpital et, là, il vit Hélène Amérique.
« Me voici, matelot, lui dit-elle. J’ai fait le voyage, moi aussi. » Son visage était d’une blancheur crayeuse et son expression était celle d’une fille de vingt ans. Son corps était celui d’une femme de soixante ans bien conservée.
Quant à lui, il n’avait pas changé, puisqu’il était revenu en caisson.
Il baissa les paupières, puis, les rôles soudain inversés, ce fut lui qui se retrouva agenouillé près du lit, les larmes coulant sur ses mains à elle.
Il balbutia : « Je t’ai quittée parce que je t’aimais tant. Je suis revenu ici où tu ne pourrais jamais me suivre, ou alors, si tu le faisais, je serais toujours trop vieux et toi toujours une jeune femme. Mais tu as fait le voyage et tu l’as fait pour moi. »
L’infirmière de la Nouvelle-Terre ignorait les règlements concernant les marins des étoiles. Sans bruit, elle quitta la chambre. Mais c’était une femme pragmatique. Elle appela un de ses amis au service des informations et lui dit : « Si tu te dépêches, tu peux avoir la primeur d’un sujet sur Hélène Amérique et M. Plusgris. Ils viennent de se rencontrer, comme ça. Je pense qu’ils s’étaient déjà vus ailleurs. Ils viennent de se rencontrer et ils sont tombés amoureux. »
L’infirmière ignorait qu’ils s’étaient déjà déclaré leur amour sur Terre. Elle ignorait qu’Hélène Amérique avait accompli son voyage solitaire dans un but précis, elle ignorait que l’image hallucinatoire du marin s’était tenue près d’elle à vingt ans de trajet de son port d’attache, dans le néant insondable, dans les ténèbres de l’espace entre les étoiles.
11
La petite fille avait grandi. Elle s’était mariée et avait maintenant une petite fille à elle. La maman était restée la même, mais le mimominet était devenu très, très vieux. Il avait épuisé ses merveilleuses facultés de mimétisme et, depuis quelques années, il était resté figé dans le rôle d’une poupée blonde aux grands yeux bleus. Sans se soucier du bon goût, on l’avait habillé d’une vareuse bleu vif avec pantalon assorti Le petit animal rampait doucement sur le plancher, se servant de ses mains humaines et de ses genoux. Son visage était une caricature d’image humaine. Il leva les yeux et gémit sur un ton aigu pour réclamer son lait.
La jeune mère dit : « Maman, tu devrais te débarrasser de ce truc. Il est tout usé et il jure avec ton mobilier d’époque.
— Je croyais que tu l’adorais, dit sa mère.
— Bien sûr. Il était mignon quand j’étais petite, mais je ne le suis plus. Et il ne marche même plus. »
Le mimominet s’était redressé. Il saisit la cheville de sa maîtresse. La dame l’écarta doucement et posa devant lui une soucoupe de lait et une tasse de la taille d’un dé à coudre. Conformément à son rôle, le mimominet essaya de bien se tenir mais il trébucha, tomba et se mit à pleurer La mère le redressa et le vieux petit animal-jouet entreprit de prendre le lait dans sa tasse, puis de le déverser dans sa bouche minuscule dépourvue de dents.
« Tu te souviens, maman… », dit la jeune femme. Puis elle s’interrompit.
« Je me souviens de quoi, ma chérie ?
— De ce que tu m’avais raconté sur Hélène Amérique et M. Plusgris quand c’était encore tout récent.
— Oui, chérie, sans doute.
— Tu ne m’avais pas tout dit, reprit la jeune femme d’un ton accusateur.
— Bien sûr que non. Tu n’étais qu’une enfant.
— Mais c’était ignoble ! Tous ces gens, et l’affreuse existence que menaient les marins. Je ne vois pas pourquoi tu as idéalisé tout cela pour en faire une histoire d’amour.
— Mais c’en était une. C’en est toujours une.
— Une histoire d’amour, mon œil ! Cela ne vaut pas plus que toi et ce mimominet tout vieux. » Elle tendit le doigt vers la minuscule poupée vivante, très âgée, qui s’était endormie à côté de son lait : « Je le trouve horrible. Tu devrais t’en débarrasser. Et les mondes devraient se débarrasser des marins.
— Ne sois pas cruelle, chérie, dit la mère.
— Ne te conduis pas comme une vieille chose sentimentale, dit la fille.
— J’en suis peut-être une, dit la mère avec un rire affectueux. Peut-être sommes-nous tous de vieilles choses sentimentales. »
Discrètement, elle déposa le mimominet endormi sur un fauteuil, là où il ne risquait pas d’être cogné ni écrasé.
12
Les étrangers n’ont jamais su le fin mot de l’histoire.
Plus d’un siècle après son mariage, Hélène se mourait, couchée dans son lit ; elle se mourait dans la joie, car son marin chéri était auprès d’elle. Elle croyait dur comme fer que, s’ils pouvaient vaincre l’espace, ils sauraient aussi vaincre la mort.
Son esprit aimant et las, mais joyeux se troublait, de sorte qu’elle entama une discussion laissée de côté depuis de longues décennies.
« Tu es bien venu à bord de l’Âme, dit-elle. Tu t’es tenu à mes côtés alors que je m’étais égarée et que j’ignorais comment me servir de l’arme.
— Si je suis venu à toi ce jour-là, ma chérie, dit-il, alors je te reviendrai, où que tu sois. Tu es ma mie, mon adorée, mon seul amour. Tu es la dame la plus courageuse que je connaisse, la personne la plus hardie que j’aie jamais connue. Tu es à moi. IU as vogué jusqu’à moi. Tu es ma Dame aux étoiles. »
Sa voix se brisa, mais son visage restait paisible. Il n’avait jamais vu quelqu’un mourir empreint d’une telle confiance, ni d’un tel bonheur.